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Capital humain, agents et IA : les règles d’une hybridation vitale

Rédigé par Humakina | 04/04/2025

L’intelligence artificielle (IA) a quitté les laboratoires pour investir les comités exécutifs. Longtemps perçue comme un sujet IT, elle s’impose désormais comme un levier de transformation transverse, remettant en question les modèles organisationnels, les référentiels de compétences et les rôles historiques au sein des entreprises.

À l’occasion du HR Evolution Summit 2025, un panel d’experts s’est penché sur cette reconfiguration structurelle, avec un prisme volontairement centré sur le capital humain. Modéré par Pierre Bosio, Deputy CEO d’Amundi Luxembourg, l’échange a réuni Lise Roda (Head of HR Europe chez Pictet), Fabrice Encelle (Head of HR chez SLG), et Daniel Meyer (Service Director chez Fujitsu). Tous trois ont partagé leur conviction : l’IA ne doit pas être gérée en silo. Elle appelle une réinvention des fondamentaux RH et managériaux.

L’IA sort des labs : passage à l’échelle et cas d’usage ciblés

Pour les organisations matures, la phase d'acculturation est désormais dépassée.
« Chez Pictet, nous avons entamé la transformation par des cycles de formation, un partage interne de savoirs, puis le développement de OneChat, notre propre assistant IA sécurisé, » explique Lise Roda.
« Aujourd’hui, nous passons à la phase de concrétisation, avec des business cases menés par équipe. »

Même dynamique d’implémentation chez SLG, Fabrice Encelle évoque la mise en production d’un premier agent RH autonome, capable de répondre à des sollicitations internes sans supervision humaine. Parallèlement, l’automatisation du traitement des certificats médicaux illustre un arbitrage raisonné entre performance opérationnelle et valeur humaine.

Chez Fujitsu, l’approche est déjà industrielle. « Un des nos projets est l’intégration de GitHub Copilot dans les équipes de développement, et qui a permis de dépasser 20 % de gains de productivité. Mais surtout, elle a renforcé notre manière de codes des applications: plus standardisé, plus agile, plus pérenne et mieux documenté » souligne Daniel Meyer. Un exemple emblématique d’IA comme vecteur de qualité et non de substitution.

Changement de paradigme : du poste à la compétence, de l’individu à l’agent augmenté

L’un des points saillants du panel : l’impact de l’IA sur la structuration même des organisations. Tous les intervenants s’accordent à dire que les approches centrées sur les postes sont dépassées. Il faut penser en unités de valeur : des tâches, des missions, des flux, certaines automatisables, d’autres fondamentalement humaines.

« Les RH vont devoir piloter une hybridation des compétences – entre collaborateurs et agents IA – avec des implications directes sur la gestion des talents, la formation et la gouvernance opérationnelle » résume Daniel Meyer.

Cette hybridation donne naissance à un nouveau profil professionnel : le superworker, tel que décrit par Josh Bersin. Un collaborateur augmenté, qui pilote des IA comme on pilote une équipe projet.
« Ce n’est pas seulement une évolution technologique, c’est une refonte du leadership opérationnel » note Lise.

RH : moteur de l’adoption, garant de la cohérence

Face à cette transformation, le rôle des RH devient plus stratégique que jamais. Il ne s’agit plus simplement d’accompagner les évolutions, mais d’orchestrer une véritable reconfiguration du travail à l’échelle de l’entreprise.

Cela implique avant tout un travail de pédagogie, pour lever les peurs et expliciter les apports réels de l’IA : décharge de tâches répétitives, enrichissement des rôles, personnalisation des parcours. Cette démarche nécessite une communication transparente, des dispositifs de formation accessibles, mais aussi une gouvernance RH capable de rassurer tout en entraînant.

Certaines entreprises en font même un avantage compétitif dans leur promesse employeur, en mettant en avant les opportunités d’appropriation de l’IA offertes à leurs collaborateurs. Dans un marché du travail marqué par la rareté des profils qualifiés, ce positionnement devient un véritable facteur de différenciation.

« Intégrer l’IA dans la proposition RH, c’est aussi affirmer son positionnement en tant qu’employeur innovant et responsable, » souligne Fabrice Encelle.

C’est également un signal fort envoyé aux talents : ici, on ne subit pas le changement — on le construit, ensemble.

Gouvernance et éthique : piloter avec rigueur

Le déploiement de l’IA ne peut être dissocié d’un cadre de gouvernance robuste.
Chez Fujitsu, chaque projet IA passe par une double validation – juridique d’une part, éthique de l’autre.

« Nous avons créé une cellule dédiée à l’évaluation éthique indépendante des projets, pour éviter toute dérive de fascination technologique » explique Daniel.

Le groupe applique systématiquement les standards du EU AI Act, y compris en dehors du périmètre européen. Une stratégie anticipative, qui renforce la lisibilité des processus internes et la confiance des parties prenantes.

Un système de notation de fiabilité des réponses IA, similaire au Nutriscore, fait également partie des solutions GenAI (LLM + RAG) utilisées : indicateurs de confiance, sources utilisées, explicabilité des réponses. Objectif : responsabiliser l’utilisateur final tout en sécurisant les usages.

Régulation européenne : entre cadre protecteur et levier de compétitivité

La régulation européenne en matière d’intelligence artificielle suscite un double regard : elle est à la fois perçue comme une garantie nécessaire face aux dérives potentielles de l’IA, et comme un risque de décrochage économique face à des zones géographiques plus permissives.

Fabrice Encelle alerte sur ce fragile équilibre : « Un excès de contraintes pourrait affaiblir la compétitivité des acteurs européens face à des modèles plus permissifs. »

Mais cette rigueur réglementaire peut également devenir un atout stratégique.

Pour Daniel, elle offre à l’Europe une chance unique de se positionner comme un pionnier de l’IA qui se différencie par une approche éthique et de confiance : « L’Europe a les moyens de devenir un pôle de référence en matière d’IA responsable et innovante. Et le Luxembourg, par sa taille et son agilité, peut incarner cette ambition. »

La clé résidera dans la capacité à concevoir une régulation protectrice mais évolutive, suffisamment structurante pour encadrer les usages, mais assez souple pour stimuler l’innovation et l’adoption responsable.

Redéfinir la fonction RH à l’ère de l’IA

Ce que ce panel a clairement montré : la technologie ne transforme pas la RH.
C’est la RH qui doit transformer l’usage de la technologie. Cela suppose un repositionnement stratégique, une capacité à structurer de nouveaux référentiels de compétences, à bâtir des coalitions internes, et à maintenir un fil rouge culturel.

« Les DRH doivent devenir des intégrateurs d’intelligence – humaine et artificielle.
Ce sont eux qui définiront l’équilibre entre gain de productivité et sens au travail, » résume Lise Roda.

Cela implique également une montée en compétence forte : sur les outils, les modèles, les biais algorithmiques, mais aussi sur les enjeux réglementaires et de souveraineté numérique. En clair : une fonction RH plus technique, plus systémique, plus centrale.

Une hybridation vitale… et stratégique

Ce panel a acté ce que beaucoup pressentaient : l’IA n’est pas une vague passagère, mais un changement de cap structurel pour l’entreprise. Et pour que cette transition soit durable, elle doit s’appuyer sur une gouvernance partagée, une vision claire, et un pilotage RH exigeant.

« Nous avons déjà connu des ruptures technologiques majeures. Ce qui change aujourd’hui, c’est la vitesse. Notre responsabilité est d’accompagner cette accélération avec lucidité et ambition » conclut Daniel Meyer.

Dans un contexte où la rareté des talents et la pression sur la productivité coexistent, l’IA offre un levier sans précédent pour réorganiser le travail autour de la valeur. Mais sa réussite dépendra de la capacité des entreprises à orchestrer une transformation profonde, qui dépasse les silos métiers et les logiques d’outillage. Les directions RH ne peuvent plus rester spectatrices : elles sont désormais appelées à co-construire, avec les métiers et la tech, les nouveaux standards d’un travail augmenté, responsable et inclusif.

Il ne s’agit plus de choisir entre humain et machine, mais de penser un modèle hybride, dans lequel la complémentarité devient une stratégie, et non une contrainte.